Sebastian Roché: «Le problème des tirs mortels lors de refus d’obtempérer est systémique en France»

Le débat émerge suite au décès du jeune Nahel en banlieue parisienne. Entretien avec Sebastian Roché, politologue spécialiste des questions de police

Capture de la vidéo du tir qui a tué le jeune Nahel à Nanterre. — © keystone-sda.ch

Pour certains, la mort du jeune Nahel, tué mardi par un policier lors d’un contrôle routier en banlieue parisienne, est l’occasion de dire qu’il y a trop de refus d’obtempérer en France. Pour d’autres, c’est surtout le moment de condamner la manière qu’a la police d’y faire face. A gauche on estime qu’«un refus d’obtempérer ne peut pas être une condamnation à mort». A droite on pense que ces drames sont dus au fait que «les refus d’obtempérer augmentent et mettent en danger nos forces de l’ordre». Au centre et au gouvernement, on est emprunté.

En 2022, le nombre record de 13 décès a été enregistré après des refus d’obtempérer lors de contrôles routiers en France. En cause, une modification de la loi en 2017 assouplissant les conditions dans lesquelles les forces de l’ordre peuvent utiliser leur arme. Elles sont désormais autorisées à tirer quand les occupants d’un véhicule «sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui». Des termes jugés trop flous par de nombreux juristes.

Sebastian Roché, politologue spécialiste des questions de police qui enseigne à Sciences Po Grenoble, est un spécialiste de la question. Nous avons demandé à ce directeur de recherche du CNRS, auteur de La nation inachevée, la jeunesse face à l’école et la police (Grasset), ce qu’il pensait de ce débat.

Voir les explications de Sebastian Roché en vidéo

Le Temps: Vous avez fait des recherches sur le nombre de personnes tuées en France par des tirs de policiers visant des véhicules en mouvement. Quelles sont vos conclusions?

Sebastian Roché: Nous avons adopté une méthode de type expérimentale, comme celles utilisées en médecine pour déterminer si un traitement est efficace. Nous avons observé les chiffres cinq années avant et après la loi de 2017, et nous avons regardé comment avaient évolué les pratiques policières. Les résultats montrent qu’il y a eu une multiplication par 5 des tirs mortels entre avant et après la loi dans le cadre de véhicules en mouvement.

En 2017, la loi a donné une latitude de tir plus grande aux policiers, avec une possibilité de tirer même hors de la légitime défense. C’est un texte très particulier et, derrière, il n’y a pas eu d’effort de formation proportionné face au défi que représente un changement aussi historique de réglementation.

L’augmentation n’est-elle pas simplement liée à l’augmentation des refus d’obtempérer?

Nous avons regardé le détail des tirs mortels. Les syndicats de police font tout pour faire passer le message que le problème ce sont les refus d’obtempérer qui augmentent. Mais le problème ce sont les tirs mortels, dont les refus d’obtempérer peuvent être une cause parmi d’autres. Et les refus d’obtempérer graves ont augmenté mais pas autant que ce que dit le ministère. D’autant que l’augmentation des tirs mortels n’est notable que chez la Police nationale et non dans la Gendarmerie. Dans la Police nationale, en 2021, il y a eu 2675 refus d’obtempérer graves, pas 30 000. Il y a une augmentation mais ce n’est pas du tout la submersion dont parlent certains. Ce n’est pas suffisant pour expliquer l’augmentation des tirs mortels. D’autant que la Police nationale est auteur de ces homicides et pas la Gendarmerie alors que les refus d’obtempérer sont également répartis entre les deux. Si le refus d’obtempérer était une cause déterminante, elle aurait les mêmes conséquences en police et en gendarmerie.

Comment cela s’explique-t-il?

Les gendarmes n’ont pas la même structure de commandement, pas la même stabilité de l’ancrage local et pas la même lecture de la loi de 2017. La police a une structure qui n’est pas militaire comme celle de la gendarmerie. Et l’encadrement de proximité y est plus faible, particulièrement en région parisienne que tous les policiers veulent quitter.

Pour vous c’est ce qui explique le drame de cette semaine?

La vidéo est accablante donc les responsables politiques semblent prêts à sacrifier le policier qui pour eux a fait une erreur. Mais ce qui est grave, c’est la structure des tirs mortels avant et après 2017, c’est-à-dire comment la loi a modifié les pratiques. Ce n’est pas le même policier qui a tué 16 personnes dans des véhicules depuis le 1er janvier 2022. Ce sont 16 policiers différents. Le problème est systémique.

Avez-vous des comparaisons internationales à ce sujet?

En Allemagne, il y a eu un tir mortel en dix ans pour refus d’obtempérer, contre 16 en France depuis un an et demi. On a un écart très marqué avec nos voisins. On a en France un modèle de police assez agressif, qui doit faire peur, davantage que dans les autres pays d’Europe mais moins qu’aux Etats-Unis. Et cette loi déroge à des règles de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est une singularité française.

Cette loi avait été mise en place suite à des attaques terroristes, notamment contre des policiers?

Oui, c’est dans ce climat-là qu’elle est née, mise en place par un gouvernement socialiste. Il y avait aussi eu d’autres attaques qui n’avaient rien à voir. Mais le climat général était celui de la lutte antiterroriste, et plus largement l’idée d’une police désarmée face à une société de plus en plus violente. L’idée était donc de réarmer la police. Cette loi arrange la relation du gouvernement actuel avec les syndicats policiers, je ne pense donc pas qu’ils reviendront dessus. Mais il y a des policiers qui vont aller en prison. On leur a dit «vous pouvez tirer» et, là, un juge va leur dire le contraire. Ce n’est bon pour personne cette incertitude juridique. Il faut abroger la partie de la loi qui dit que l’on peut tirer si on pense que le suspect va peut-être commettre une infraction dans le futur. La loi française fonctionnait précédemment sous le régime de la légitime défense, c’est-à-dire qu’il fallait une menace immédiate pour répondre. Comment voulez-vous que les policiers sachent ce que les gens vont faire dans le futur?

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