INTERVIEW: Survie : « La lutte anticoloniale du peuple kanak est une lutte pour redevenir maître de leur propre destin »

Alors que l’État français poursuit sa violente répression de la révolte du peuple kanak, Benoît Godin, journaliste et militant à Survie revient sur les raisons de la mobilisation en Kanaky, et la centralité de la question du vote et du corps électoral dans la lutte indépendantiste kanak.

17 mai

Révolution Permanente : Pour commencer, comment percevez-vous la situation actuelle, et comment en est-on arrivé là ?

Benoît Godin : La situation actuelle n’est absolument pas une surprise. C’est une situation qu’on annonçait et qu’on redoutait depuis des années, notamment depuis le second des trois référendums d’autodétermination prévus en Nouvelle-Calédonie. Celui-ci a eu lieu en 2020, et le oui à l’indépendance échoue alors de moins de 5000 voix. Il y a à ce moment-là une certaine panique de l’État français et de l’exécutif macroniste. Je pense qu’ils croyaient vraiment que le non à l’indépendance n’avait aucune chance de perdre et qu’ils se sont aperçus que la situation n’était pas gagnée pour eux. C’est donc à partir de là qu’ils ont commencé à saboter méthodiquement l’accord de Nouméa, un accord qui lançait un processus de décolonisation, il faut quand même le dire : c’est la première fois que la France avait une chance de parvenir à une décolonisation progressive, de « sortir par le haut » d’une situation coloniale.

L’autre tournant, c’est le dernier des trois référendums fin 2021, alors qu’on est en pleine pandémie de coronavirus et en plein deuil coutumier kanak. Un vote boycotté par l’ensemble des mouvements indépendantistes et donc auquel l’écrasante majorité des Kanak n’ont pas participé. Donc, le peuple autochtone concerné ne vote pour ainsi dire pas, mais l’Etat français décrète quand même que le vote est valable et qu’on s’arrête là-dessus, ce qui est évidemment inacceptable pour le monde indépendantiste. Dès lors, la possibilité à court terme d’une indépendance, d’une accession à la souveraineté est anéantie.

A partir de là, va s’entamer un soi-disant dialogue sur le futur statut du territoire entre indépendantistes, « loyalistes » et État. En réalité, les « loyalistes » – c’est comme ça que se nomment eux-mêmes les anti-indépendantistes, la droite coloniale – forment un bloc très soudé avec l’État français. La connivence est évidente : tous les partis politiques anti-indépendantistes ont appelé à voter Macron lors de sa réélection en 2022, les deux députés anti-indépendantistes élus lors des élections législatives qui ont suivi ont rejoint les bancs de la Macronie et Sonia Backès, qui est la présidente de la Province Sud et l’une des figures de la droite coloniale, a même rejoint le gouvernement Borne après la réélection de Macron. Il n’y a donc aucun doute sur le fait que les « loyalistes » et l’Etat marchent main dans la main.

Leur objectif est le même, faire durer le plus longtemps possible la présence française en Nouvelle-Calédonie. S’attaquer aujourd’hui au dégel du corps électoral, c’est une étape décisive. C’est s’en prendre à un acquis essentiel de la lutte du peuple kanak et des indépendantistes en général.

Révolution Permanente : Dans quelle mesure la situation actuelle est-elle révélatrice de la situation de la Kanaky comme colonie de peuplement ?

Benoît Godin : La Kanaky-Nouvelle-Calédonie est une colonie de peuplement, avec des Kanak qui ne représentent plus qu’environ 40% de la population. Ils sont minoritaires sur leurs propres terres depuis le tournant des années 70. Mais en tant que peuple autochtone, ils restent selon le droit international les seuls à pouvoir bénéficier du droit à l’autodétermination. Seulement voilà, les Kanak ont fait un choix tout à fait exceptionnel dans l’histoire des décolonisations : ils ont accepté d’ouvrir dès les années 80 ce droit à l’autodétermination aux autres communautés de l’île, celles qui étaient installées de longue durée dans l’archipel. On a parlé à l’époque des « victimes de l’histoire ». C’était un appel à construire le pays ensemble et cette offre, d’une générosité vraiment inouïe, est utilisée contre eux depuis des décennies, par l’Etat français et par la droite coloniale, pour les empêcher d’accéder à leur pleine émancipation.

C’est pour cela que la question du corps électoral est vraiment au cœur de leur lutte. Dès les années 80, la question est déjà cruciale. Le boycott des élections territoriales en 1984 part de là, du refus du gouvernement socialiste d’alors de limiter l’accès aux listes électorales locales. Les Kanak déjà voient qu’ils vont être noyés dans la masse et qu’ils n’auront jamais voix au chapitre, n’auront aucune maîtrise de leur avenir sur leur propre terre. La restriction du corps électoral est un point central des accords de Matignon de 1988, et de Nouméa dix ans plus tard. Un des piliers du pacte social néo-calédonien qui avait permis le retour au calme après des années 1980 sanglantes, particulièrement côté Kanak.

Révolution Permanente : Mais les Kanak, depuis toujours, ne font que réclamer leur émancipation, leur indépendance, leur pleine souveraineté du territoire.

Benoît Godin : Les indépendantistes, les militants anti-coloniaux, nombre d’observateurs n’ont cessé d’alerter ces dernières années : « attention, l’État joue avec le feu en Nouvelle-Calédonie, ça va mal se passer ». Macron et ses acolytes ont méprisé le peuple kanak, l’ont enfermé dans un faux dialogue pour ne défendre que leurs propres intérêts et maintenir la tutelle française coûte que coûte. On voit le résultat. Il faut entendre que les Kanak ne lâcheront jamais. A chaque fois qu’ils ont eu à défendre leur liberté et à se battre pour l’indépendance de leur pays, ils ont répondu présents : quand il a fallu voter pour l’indépendance, ils y sont allés massivement, quand on leur a dit de boycotter le référendum de 2021, ils l’ont fait. Et quand on ne leur laisse aucune autre option, ils sortent dans la rue. Mais même là ils n’ont pas été entendus et maintenant ça pète.

Révolution Permanente : Vous faites une comparaison entre les années 80 et les événements actuels, quelles similitudes et quelles différences percevez-vous entre cette époque et la situation actuelle, cette révolte dans la rue de la jeunesse mais aussi l’attitude des militants indépendantistes ?

Benoît Godin : La situation du peuple kanak n’est plus exactement la même qu’au début des années 80. Il y a eu de fait quelques progrès, par exemple du côté des infrastructures ou de la reconnaissance de la culture kanak. Mais ça, les Kanak ne le doivent qu’à eux-mêmes, aux années de luttes qui leur ont permis de s’imposer sur la scène politique locale, française et même internationale et d’obtenir un certain nombre d’avancées. Mais le fond de la réalité sociale et économique du pays n’a pas réellement changé. La Nouvelle-Calédonie est une terre riche avec un PIB par habitant important, supérieur à celui de plusieurs régions de l’Hexagone, mais cette richesse est extrêmement mal répartie. Malgré les politiques dites de « rééquilibrage », les inégalités persistent. Elles sont même abyssales et les Kanak sont toujours en queue de peloton, quel que soit l’indicateur socio-économique qu’on retienne : chômage, échec scolaire, addictions, problèmes sanitaires, etc.

La révolte actuelle est donc aussi à comprendre dans ce contexte colonial qui se traduit notamment par ces inégalités sociales forcément révoltantes. Mais attention à ne pas s’arrêter à une lecture purement sociale et économique : même les Kanak plus favorisés sont attachés à la lutte pour l’indépendance, car c’est d’abord un combat pour la dignité, pour effacer l’humiliation de la colonisation, pour redevenir maîtres de leur propre destin. Ça, ça n’a pas changé et ne changera jamais. L’actualité nous le prouve.

Ce qui n’a également pas changé, ce sont les erreurs politiques des gouvernements français : celles faites dans les années 80 par les gouvernements PS, puis RPR au moment de la cohabitation, dont les conséquences ont été désastreuses. Tout cela finit par le massacre de la grotte d’Ouvéa en 1988, ne l’oublions pas ! Le peuple Kanak n’est jamais écouté, les gouvernements ont l’illusion qu’ils contrôlent la situation, et quand ça pète, l’État français retrouve ses bonnes habitudes coloniales et déploie l’arsenal répressif habituel : couvre-feu, état d’urgence, envoi des troupes… On est vraiment sur un fonctionnement le plus classique d’un Etat colonial.

La similitude entre la situation actuelle et les années 80, c’est aussi la violence contre le peuple Kanak : les morts annoncées cette nuit, ce sont des Kanak, des jeunes qui se sont fait tirer dessus par des milices blanches. Dans les années 80, il y a eu énormément de morts, donc des blancs, des membres des forces de l’ordre, mais l’immense majorité était des Kanak, C’est toujours le peuple colonisé qui trinque à la fin. Ces derniers jours, les grands médias de chez nous ont renoué avec une imagerie raciste et coloniale bien connue hélas, celle des « sauvages » attaquant les pauvres blancs. On met toujours en avant la violence des colonisés, mais à la fin, ce sont eux qui meurent.

Révolution Permanente : Pensez-vous que la situation actuelle révèle des limites au processus des accords de Nouméa ? Est-elle le reflet des intérêts géopolitiques de l’état français, ce qui expliquerait pourquoi la France persiste autant à rester sur ce territoire ?

Benoît Godin : En tant que militants anticoloniaux, nous devons soutenir la lutte du peuple kanak. C’est à lui et à lui seul de définir ses objectifs, les modalités de sa lutte. Les indépendantistes, dans leur immense majorité, soutiennent le processus lancé par l’accord de Nouméa. Il faut quand même dire que l’accord de Nouméa est vraiment un accord de décolonisation, il suffit de relire son préambule pour s’en convaincre. Mais la France avait-elle vraiment envie de décoloniser la Nouvelle-Calédonie ? On peut en douter.

L’État français reste fondamentalement un État colonial qui ne souhaite pas, ne sait pas décoloniser. Surtout pas dans cette zone très importante aujourd’hui d’un point de vue géostratégique, au cœur de luttes féroces d’influence entre la Chine, l’Indonésie, les États-Unis, etc. Les colonies permettent à la France de maintenir une certaine influence au niveau international. Il faut par exemple savoir que la France possède la deuxième zone exclusive maritime au monde, juste après les USA. Bien évidemment, ce ne sont pas les côtes bretonnes qui lui fournissent de tels espaces maritimes… Elle les doit d’abord à ses colonies du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie. L’Etat sait très bien qu’en perdant la Nouvelle-Calédonie, il perdrait en prestige et en pouvoir de décision dans un certain nombre de grandes instances internationales. Il y a aussi des intérêts diplomatiques forts, mais aussi militaires. Macron a annoncé qu’il voulait remilitariser la Nouvelle-Calédonie avec l’envoi de nouvelles troupes, la création d’académies militaires. La vieille expression « porte-avion de la France » pour désigner l’archipel reste tristement d’actualité !

Révolution Permanente : Quelle est votre vision sur la situation des révoltes actuelles ?

Benoît Godin : Le mouvement contre le dégel du corps électoral a commencé déjà depuis plusieurs semaines avec des manifestations monstres, qui ont rassemblées des dizaines de milliers de personnes du côté des indépendantistes. On parle de manifestations avec plus de 30 000 personnes, selon le FLNKS, sur un territoire qui compte autour de 270 000 habitants. Ces démonstrations colossales ont été pacifiques jusqu’à présent, et on y retrouvait toutes les générations. Elles n’ont pas été entendues et on voit le résultat. En 1984, au moment du boycott actif contre les élections territoriales, le leader indépendantiste Eloi Machoro, qui menait les forces vives du FLNKS sur le terrain, disait que c’est « la survie du peuple Kanak » qui était en jeu. En 2024, l’enjeu reste le même. Si le dégel du corps électoral passe, le peuple kanak perdra durablement la maîtrise de son devenir. Il ne peut pas l’accepter. Et nous non plus.

 

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*